5.9.07

Proche-Orient, lointain Occident

La Jordanie

Il y a quelques années, j’ai visionné un reportage sur le soutien de la Reine Rania de Jordanie à de nombreuses causes humanitaires. Cette élégante, jeune et éduquée Jordanienne d’origine palestinienne ne porte pas de voile et discute du statut de la femme et de l’avenir des jeunes. Son discours innovateur confronte une population conservatrice, sujette aux disparités socio-économiques et marquée par des conflits régionaux.

La fraction entre l’est et l’ouest d’Amman

La capitale jordanienne, Amman, est située dans une vallée désertique. La ville est divisée entre la modernité, à l’ouest, et le conservatisme, à l’est. Cette modernité est ahurissante au passage à l’ouest : bâtiments modernes subventionnés en partie par les Japonais, pont au design avant-gardiste, restos branchés, jeunes femmes à la mode. Quant au quartier de notre auberge, près de la mosquée, il est plus pauvre et conservateur. Les femmes déambulent en longue robe noire. Certaines ont le visage couvert d’un voile noir, leur choix de piété. Nous dînons, le jour de notre arrivée, dans un restaurant à étages réservés selon le sexe. Frédéric m’accompagne à l’étage familial situé au troisième étage ; au deuxième étage, seulement des hommes burinés piochent dans leurs assiettes.

Un travesti à Amman

Un soir, pour le souper, nous faisons l’essai d’un restaurant recommandé par des touristes allemandes. Pas de chance cependant : la cuisine semble avoir oublié de préparer nos plats et nous voilà en attente, l’estomac criant, depuis plus de 45 minutes. Le serveur nous prévient à deux reprises que nos plats seront servis dans dix ; et sept minutes. Voilà qui est fâchant de payer pour un plat au restaurant qui ne vient pas et nous fait souffrir plutôt que nous faire apprécier cet instant au restaurant. Le gérant de pacotille se présente et nous promet que ce sera servi à l’intérieur de sept minutes. Lui aussi. Nous décidons de quitter le restaurant en vitesse – oui, nous avons fait ça. Au passage, nous remarquons des touristes de notre auberge entrés après nous au restaurant et qui mangent paisiblement ; voici qui redouble notre impatience. Ils nous ont clairement floués. À la recherche d’un autre endroit pour manger, mais rapidement, Frédéric a l’idée de demander dans un hôtel. Il court dans les marches. Je le précède. Nous sommes estomaqués : à la réception au deuxième étage, un travesti nous accueille. Ici, en Jordanie, dans le quartier conservateur, un homme porte un pantalon et un gilet moulants, a des verts de contact de couleur mauve, a les lèvres dessinés et les cheveux gommés de gel. Pendant qu’il explique le chemin vers un restaurant populaire, je le fixe, incrédule. Une fois dans la rue, Frédéric et moi commentons la rencontre inusitée. Cinq minutes plus tard, enfin, nous sommes assis au restaurant insalubre et commandons vite quelques plats. Le menu est restreint ce qui réduit le questionnement. Nous sommes servis presque immédiatement. À la caisse, les gens se pressent. Un homme corpulent, assis sur un tabouret, énumère empressé, de sa voix râpeuse, nos quelques plats en les comptant avec ses doigts pour terminer avec son index par « one dinar ».

Visite de Pétra, une des merveilles du monde

À la capitale, rien de bien palpitant. De celle-ci, nous faisons des escapades d’une journée vers Jerash, un ancien site romain, la mer morte, avant qu’elle ne s’évapore, et le mont Sinaï. Nous visitons aussi Pétra, une des sept merveilles du monde selon le résultat du concours controversé lancé cette année par Bernard Werber.


Ce berceau de l’humanité accueille de nombreux bédouins. Ils marchandent des souvenirs de Pétra en anglais et parfois même en français, en espagnol et en italien. Le soir, ils retournent au village des bédouins construit récemment par le gouvernement jordanien. Le gouvernement souhaitaient qu’ils quittent les cavernes de Pétra. Les bédouins affirment avoir vécu dans les cavernes pendant plusieurs générations avant d’être délogés, il y a une dizaine d’années. Le propriétaire de notre hôtel - un garde du corps retraité du roi Hussein de Jordanie, le père de l’actuel roi Abdallah II et mort en 1999 - ne croit pas à cette histoire : la plupart serait des bédouins originaires de différentes villes jordaniennes qui sont venus à Pétra, attirés par l’argent à empocher sur ce site bondé de touristes.

Rencontre avec une Irakienne


Nous quittons Pétra en autobus. Une fois de retour à Amman, nous apprenons qu’il n’y a pas de départ avant le lendemain vers Damas. Nous souhaitons cependant arriver le plus rapidement possible à Beyrouth. Nous décidons de prendre un taxi collectif. Pour une dizaine de dollars, nous quittons dès que le taxi est complet. Nous sommes quatre avec le chauffeur qui ne parle pas anglais. Une fois à la frontière entre la Jordanie et la Syrie, nous complétons les procédures douanières, i.e. la taxe de sortie à acquitter pour la Jordanie et une nouvelle carte d’entrée en Syrie à compléter.

De retour à l’auto, le chauffeur de taxi discute avec un homme. Ce dernier traduit en anglais les propos du chauffeur : il demande que nous acceptions un cinquième passager, une jeune Irakienne interdite pour l’entrée en Jordanie. Nous avons pourtant payé le prix pour siéger trois passagers, mais la parole des chauffeurs ne vaut rien lorsqu’il est question d’argent. L’Irakienne se joint donc à nous, assise entre Frédéric et moi. À notre grande surprise, elle parle un peu français. Elle a étudié la littérature française à Bagdad. Nous apprenons que seule la Syrie accepte son passeport. Elle est venue avec sa mère et sa sœur. Son père est mort en Irak. Elle veut quitter la Syrie. Pour aller où ? Peu importe. Partir au Canada – elle ignore que je travaille pour l’immigration - , à Dubaï. « Inch Allah ! », si Dieu le veut – cette expression lancée en abondance vise n’importe quel Dieu car les chrétiens utilisent aussi l’expression, « Allah » en arabe signifiant « Dieu ». - Nous avons maintenant son numéro de portable : nous souhaitons notamment la contacter pour obtenir quelques billets irakiens avec l’effigie de Saddam Hussein. Déjà, une autre époque.

Je la rencontre à nouveau, une fois Frédéric parti pour le Québec. Elle est très maquillée : de longs cils, un khôl consistant, des verres de contact de couleur cuivrée – à la mode chez les arabes -, une ligne de crayon pour définir et amplifier le pourtour généreux de ses lèvres. Elle a 23 ans. Elle nourrit des ambitions modestes : vivre dans un endroit stable et obtenir un salaire raisonnable. Mais son passeport irakien est refusé par l’ensemble des pays, à l’exception de la Syrie.



La Syrie

C’est en Syrie que le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) irakiens est basé. J’ai d’ailleurs rencontré une Syrienne, Siba Chehab, interprète au HCR. Les Irakiens sont rencontrés en entrevue par les commissaires des Nations Unies. Ensuite, ceux qui sont sélectionnés sont référés aux services d’immigration des pays participants tels que les États-Unis, le Canada et la Finlande. Une conseillère à l’Ambassade canadienne me dit que ces cas sont généralement acceptés après l’assermentation des commissaires onusiens. Les réfugiés palestiniens sont aussi très présents en Syrie. J’ai rencontré une française d’Alsace qui venait de poser les pieds en Syrie pour quatre ans sous le mandat du HCR palestiniens. Les vagues d’immigration successives ont commencé dès 1948. En Syrie, ils ne sont pas considérés comme Syriens, mais ils ne sont pas contraints à vivre dans des camps comme au Liban.

Farah l’Irakienne, pour se rendre au Canada, a déposé une demande d’immigration comme tous les Irakiens qu’elle connaît. Pour se rendre à Dubaï, un vieil ami de la famille établi à Dubaï a promis de la marier dans cinq jours. Il n’exigerait rien, ni argent, ni sexe – il a déjà une femme : c’est un service entre amis. Une fois à Dubaï, elle divorcera. Elle l’admet, ce sera un mariage trafiqué. Si facilement ? Oui, les musulmans ont le droit de prendre quatre femmes pour épouse et il est facile de divorcer. Le mari répudie sa femme trois fois. Pour les chrétiens, le divorce est très difficile à obtenir : selon les rites de l’Église, le mariage est éternel, sur la terre et dans l’au-delà.

Chrétienneté et islamisme

Une Syrienne chrétienne orthodoxe, Thanaa Abboud, m’a confié les difficultés rencontrées pour obtenir le divorce. Elle s’est mariée en 1999 et huit mois après la célébration, elle quittait la maison. Elle a obtenu le divorce en 2006, après sept ans de tergiversations juridiques. Elle raconte que son ex-mari a tenté de la tuer. Elle sait qu’il a eu une autre femme avant elle, mais ce n’est que des années plus tard qu’elle a découvert qu’il l’aurait tuée. Il n’y a jamais eu de procès, car la famille ne l’a pas dénoncé. Ce meurtre s’inscrit dans le registre des meurtres d’honneur : un homme peut assassiner son épouse sans subir par la suite de jugement, mais une femme qui tuerait son époux serait emprisonnée, sinon lapidée.



La religion chrétienne semble moins dérangeante que la musulmane, car elle est moins apparente et sonore : les femmes ne portent pas le voile et les chrétiens ne font pas subir des chants coraniques lancinants chantés d’un minaret vert – la couleur de l’Islam. Une chrétienne porte les mêmes vêtements qu’une athée : camisole courte, jeans, pas de voile. Cette religion n’est pourtant pas moins libérale : les femmes jouent un second rôle, aucun droit à la contraception et au droit à l’avortement même en situation de danger pour la mère. Les musulmans apprennent les versets du Coran et les chrétiens prient, font des pèlerinages jusqu’aux lieux religieux, frotte le bout de leur doigt sur une huile de Marie – sur les marches du couvent de Sadnaya en Syrie, une femme avait renversé une bouteille d’huile d’olive. L’image de Marie serait alors apparue : un icône constitué d’un rond qui s’allonge en un rectangle.

Le plébiscite de 2007

Je constate rapidement que la Syrie fait du président Bachar Al-Assad un culte de la personnalité. Ses photos sont omniprésentes. Cependant, plus le plébiscite du 20 mai 2007 approche, plus les photos prennent de l’ampleur et plus les nouvelles gagnent en dimension. Les Syriens festoient dans les rues et dansent au rythme de la musique arabe pendant plus d’une semaine avant et après le vote. Ils votent dans les écoles en appuyant leur pouce enduit d’encre sur un carton. Certains ont même appuyé leur conviction de l’empreinte de leur sang.



Le président est réélu ainsi à tous les sept ans, tel son père avant lui responsable de la fondation du parti Baas en Syrie – son frère aîné devait succéder au père avant qu’il ne décède dans un accident d’automobile. Bien entendu, quiconque a l’habitude d’une élection qui offre un résultat assez inattendu est tenté de rigoler face à cette mascarade électorale. Mais le règne d’Al-Assad est mitigé en Syrie. Un journaliste syrien, Maan Abdul Salam, rédacteur en chef d’un magazine sur les droits des femmes, me partage ses impressions. D’une part, ce gouvernement qui n’est pas démocratique et ne respecte pas les droits de l’homme – liberté d’expression, traitement de prisonniers politiques –, est soumis à la pression des extrémistes ; d’autre part, les Syriens musulmans et les chrétiens cohabitent assez paisiblement. La Syrie partage sa frontière à l’est avec l’Irak. La guerre en Irak avait la prétention de rétablir la paix et la démocratie par la fin du règne de Saddam Hussein. Les bombardements et les morts quotidiens et l’échec du processus de paix en Irak contribuent au dénigrement de la démocratie en Syrie, et au Moyen-Orient. Le président est réélu dans la crainte de la liberté d’expression. Oui. Cependant, cette crainte est minime face à leur peur du renversement de leur régime. Nous sommes à la terrasse du café où Maan a l’habitude de se trouver tous les jours. Il fait chaud sous le paravent, le quartier est libéral, nous sirotons nos cafés et il est difficile de visualiser qu’à une centaine de kilomètres de ce café, des personnes s’entretuent à Bagdad.

Site internet de la revue sur la situation des femmes au Moyen-Orient de Maan Abdul Salam:
http://www.thara-sy.com/English/Enindex.htm

- Photo 1 et 2 : Frédéric Tremblay, Petra (Jordanie), 2007 -
- Photo 3, 4 et 5 : Julie Thériault, Damas (Syrie), 2007 -

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